Chère Thérèse !
Il pleuvait à torrents ce jour-là, sur Rivesaltes, et derrière les rideaux de pluie, nous aperçûmes une silhouette verdâtre, courbée sous le poids des intempéries.
J'ai dit : «C'est peut-être Al Kidhr ?!» Mes enfants me questionnèrent à tue-tête et à qui mieux-mieux : «C'est qui Al Kidhr, maman ?» Je leur expliquai rapidement que c'était
l'Homme Vert, un approché d'Allah qui avait instruit Moïse au sujet de la Patience et de la Connaissance, un immortel... De toute façon, Kidhr ou pas, on n'a pas le droit d'ignorer son
semblable.
Et même s'il nous arrive parfois de préférer ne pas l'avoir connu.
Un coup de frein à voler dans les roseaux alentours, une portière ouverte et une invitation joyeuse lancée en choeur par les occupants du véhicule, et en avant vers
une nouvelle amitié... Les histoires se succèdent, se ressemblent et puis finalement quelquefois elles nous emportent vers des terres inconnues... Une voix chevrotante sortit du capuchon,
accompagnée d'un sourire édenté tailladant d'un vieux rictus un visage buriné comme encoché dans une roche : «Bonjour, merci bien... je m'appelle Thérèse ! Je vais au centre
ville !... Vous en avez de jolis petits enfants... ?!!!»
Nous nous présentâmes à notre tour, les enfants et moi. La pluie tambourinait contre tout ce qu'elle pouvait battre et le grincement des essuie-glaces venait par
moments se moquer gentiment de nous.
Nous quittâmes Thérèse au lieu qu'elle nous avait indiqué et poursuivîmes notre balade en bavardant sur cette étrange rencontre. Elle nous avait donné rendez-vous
en fin de journée dès que nous lui avions proposé de la prendre avec nous pour le retour. On ne peut pas vraiment dire que nous étions voisines, mais je n'avais pas le coeur de laisser cette
pauvre vieille femme effectuer une dizaine de kilomètres à pieds, par un temps à ne pas mettre une chèvre dehors, de surcroît ! Les enfants étaient tout excités à l'idée de faire plus ample
connaissance avec cette nouvelle amie et s'impatientaient bruyamment en évoquant l'heure où enfin ils pourraient la revoir.
En attendant, nous fîmes une virée au bord de la mer toute proche, afin d'admirer les dégradés offerts par la palette magique de ces orages sublimes du sud et de la
confusion passionnelle et passionnée des éléments déchaînés !
Et puis arriva l'heure... Ce fut donc dans la joie que nous prîmes le chemin du retour. La pluie encore. Le vent. Thérèse, sa douceur, sa solitude, son sourire
invariablement innocent.
Et ses chats ! Des dizaines de matous de tout poil venant se coller à nous dès notre arrivée au domaine de Madame Thérèse ! Des ronrons de tout côté et
des boîtes de Ronron à toutes les sauces !
Thérèse habitait en un lieu isolé derrière la modeste voie ferrée qui relie l'Europe à la péninsule ibérique. Elle ne cessait de
répéter qu'elle avait envie de se jeter sous un train, n'ayant plus le goût de vivre, abandonnée qu'elle était de tous et surtout de son mauvais fils unique et de sa méchante bru qui voulaient la
faire enfermer chez les fous...
Bien évidemment, nous décidâmes de dorloter cette pauvre octogénaire... et nous l'invitâmes à venir déjeuner chez nous le dimanche suivant, le jour de Pâques,
qu'elle avait pour habitude de passer toute seule comme elle nous l'avait répété une bonne dizaine de fois !
Le jour venu, nous allâmes chercher cette cendrillon un peu spéciale. Nous avions comploté de lui faire prendre une bonne douche, avec un bon shampoing, du parfum
et de la crème de beauté, un bon repas, des restes pour ses chats, des provisions pour elle etc...
Elle refusa la douche, la reportant poliment à une autre fois. Et bien sûr, ne voulant pas l'effaroucher, nous n'insistâmes pas... Un autre jour,
peut-être ?
Le repas se déroula en musique. La voix de Berthe Sylva égrenait pour nous les chansons réalistes du siècle dernier, et notre chère Thérèse les psalmodiait en
versant des larmes par-ci par-là dans son assiette. Et puis elle nous montra des photos. Elle avait été de ces femmes qui osèrent épouser un Allemand pendant la seconde guerre mondiale. Il avait
fallu le cacher. Se cacher car il avait déserté... et se cacher encore à la Libération... un enfant blond... éviter le camp de Rivesaltes si proche... et puis la mort de l'homme tant aimé, une
maison brûlée, des hectares de vignes... elle ne voulait plus rien nous dire.
Mes enfants allèrent chercher toutes leurs économies dans leurs tirelires : une multitude de petite monnaie qui, à leurs yeux, représentait une fortune
colossale. Ils lui offrirent ensuite leurs plus beaux dessins... et lui improvisèrent le spectacle du siècle devant lequel elle ne cessa de se frotter des yeux ruisselants en reniflant.
Et puis ils voulurent lui faire une beauté, quand même ! Mais au moment de la coiffer, ils lui demandèrent d'ôter le foulard délavé de crasse sur lequel
subsistait quelque vestige d'un imprimé probable... et se mirent à crier : «Thérèse,... Maman, maman...Thérèse a quelque chose à la tête !» en gesticulant de panique.
En m'approchant, je vis avec horreur que le crâne de la pauvre femme était parasité par des dizaines de tiques géantes, gonflées de son sang au point qu'on eût dit
des grappes de verrues violacées... et elle, souriante, de nous rassurer : «mais non, ce n'est rien, ce n'est rien...» Et bien sûr, elle refusa d'être emmenée aux urgences
hospitalières...
Après cette douche écossaise, nous la ramenâmes chez elle conformément à sa demande, car elle voulait rentrer avant la nuit. Et bien sûr, il ne fut pas question de
la laisser retourner à sa misérable vie les mains vides... et puis, Pâques était une fête si importante pour elle ! Elle accepta donc nos modestes présents.
Nous trouvâmes sur les lieux un couple étrange : un homme et une femme, carapaçonnés dans des sacs poubelles, bras et jambes saucissonnés, un masque sur le
visage... Ils étaient venus nettoyer, comme à l'accoutumée, ce qu'ils pouvaient dans le taudis saturé d'immondices, et apporter les petits plats que la «méchante» bru concoctait pour la
semaine... et qui finissait dans les cailloux pour nourrir les chats... de même que les vêtements issus de dons dans lesquels Madame Thérèse confectionnait des lits douillets pour ses
bébés....
Nous apprîmes alors que cette malheureuse refusait d'être logée chez son fils ou en résidence, et que les tickets-repas émis par les services sociaux à son profit
ne bénéficiait qu'à la colonie féline, compagnie pour laquelle elle refusait tout éloignement et se maintenait en vie, haïssant et maudissant la race humaine ad eternam...
FIN
Chère Thérèse, Nouvelles du ciel et de la terre,